Hello la compagnie !
Je tiens d'abord à vous dire bravo pour ce très chouette forum, j'ai adoré lire les éléments contextuels et les annexes qui sont tous très clairs. ♥
Pour vous rejoindre, je tente le prédéfini guerrier militaire
Stella Edlund, en espérant que mon interprétation vous paraisse cohérente.
J'en profite pour poser deux questions :
- Est-ce que ce test pourra par la suite être intégré à l'histoire ?
- Est-ce qu'il est possible de changer l'avatar proposé - tant que celui-ci reste pertinent pour une ancienne gymnaste suédoise ?
Merci beaucoup et bonne lecture, je reste à votre disposition pour toute correction à apporter !
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J’ai toujours pensé que mon père était un homme bien. Je sais qu’il a très jeune pris le pli d’obéir, en toutes circonstances, d’incarner tout ce que l’habitude, la routine, peut avoir de rassurant, au mépris du plaisir parfois affolant que l’on peut trouver dans l’imprévu. Mon père est un homme qui a toujours ouvert l’œil à cinq heures et demie du matin, mangé ses tartines au pâté de foie à six, avant de partir écouler sa journée en régiment. Je n’ai jamais cherché à lui demander ce qu’il faisait là-bas ; lui-même, aujourd’hui encore, n’en parle pas, et ma mère n’a pas non plus jugé intéressant de partager les maigres souvenirs qu’elle a pu garder de l’année où elle a logé là-bas avec lui, aux frais de l’armée, avant qu’ils ne s’installent dans le civil à Västerås où je devais naître quelques mois plus tard. Je sais seulement que, s’il nous quittait si tôt le matin, c’était pour invariablement nous revenir le soir, à dix-neuf heures, quand aucune garde ou mission ne le retenait loin de nous. Il ne m’a jamais rien dit des raisons qui l’ont poussé à s’accrocher si solidement au confort des habitudes, lui qui semblait pourtant n’avoir peur de rien ; mais j’en ai conçu, au fond, une posture hybride et un peu incommodante, entre la reconnaissance et la recherche de ce confort, parce que j’ai toujours trouvé dans sa rigueur un indicible soulagement, et l’angoisse viscérale qu’a suscitée en moi une telle inertie : l’enfant que j’étais, par simple esprit de contradiction, a très tôt souhaité se jeter hors des sentiers battus, avant de revenir en sanglotant dans le giron si rassurant de son père. En dépit de mon énergie intarissable, j’ai toujours été ce que l’on appelle
une fille sage.
J’ai d’abord cru faire preuve de lâcheté en refusant de braver les commandements de mon père, mais j’ai eu la chance – sans doute – de grandir dans un environnement où la transgression n’était pas de bon goût. Aujourd’hui, chez les Edlund, nous considérons tous qu’il est bien trop commun et finalement plus simple de faillir, qu’il est bien plus difficile et honorable de s’astreindre à la bonté et à la droiture.
J’ai toujours pensé que mon père était un homme bon et droit. Il ne s’est jamais montré brutal avec moi, et je ne pense pas seulement ici à tout ce qu’il aurait pu déployer de violence pour endiguer mon énergie. Nous étions différents. Là où il pouvait se tenir immobile pendant des heures, se livrer à une longue contemplation dont j’étais incapable, j’éprouvais le besoin de remuer, de toucher à tout, de me blesser quelquefois contre les aspérités du monde. J’étais épuisante. Or il n’a jamais eu le moindre claquement de langue, le moindre regard méprisant pour me rabrouer et me signifier que notre différence lui déplaisait. Il m’a laissée vivre autour de lui, croître à la manière d’une mauvaise herbe, et n’a cherché à me discipliner qu’avec douceur, lentement mais sûrement, à travers diverses activités qui, loin de me paraître contraignantes, sont rapidement devenues pour moi des refuges. Je ne le remercierai jamais assez de m’avoir si tôt initiée à la gymnastique. Savait-il qu’il m’offrait par là même la chance extraordinaire de faire de mon corps mon meilleur ami, de m’affranchir de son poids quand tout nous attire quotidiennement vers la terre ? Je crois que oui. Mon père n’a pas permis que je me sente mal dans ma peau. Il nous a d’ailleurs donné toutes les armes pour réussir, à mon frère et à moi. Il nous a montré, à sa manière, que nous comptions. Il était inenvisageable, par exemple, de ne pas profiter de ses permissions pour nous emmener faire de longues promenades sur les bords de la Svartån. C’est là-bas, sur l’herbe grasse, que je lui ai montré mes nombreux progrès, qu’il m’a laissée briser tous ses silences avec des éclats de rire et des boutades parfois inappropriées. Je pense pouvoir dire que j’étais heureuse, alors, emmitouflée entre la sévérité réconfortante de mon père et l’assouplissement douloureux – mais si satisfaisant – de mes muscles, cultivant à la fois la sanité d’esprit et celle du corps.
J’avais du talent, et je l’ai rapidement démontré. Mon foyer, en dépit des apparences, ne s’est jamais apparenté à un nid étouffant. La tendresse sans effusion de ma mère, discrète et presque froide dans ses attentions, m’a très tôt permis de gagner en autonomie. Elle accordait, comme mon père, une importance primordiale à l’accomplissement personnel, et tous deux avaient appris à ne pas transiger là-dessus. J’ignore comment ils échouèrent à me l’apprendre, à moi.
À dix-neuf ans, forte de mes nombreux succès et de l’appui toujours plus vigoureux de mon corps dont j’entretenais chaque jour la ductilité, j’entendais figurer parmi les gymnastes les plus médaillés aux Jeux Olympiques. Mon père m’avait toujours soutenue dans ce sens et avait probablement travaillé à ce que rien ne puisse m’en détourner. C’est sans doute la raison pour laquelle il a annoncé avec tant de naturel, ce jour-là, sa participation au Projet Noé, et son désir d’emmener avec lui ma mère et mon frère. Mais moi ? Tout me retenait ici. Tout
devait me retenir ici, et à en juger par sa détermination, par son absence d’embarras moral, il ne concevait pas un seul instant que cela puisse être un déchirement pour moi. À ses yeux, mon succès et moi semblions avoir formé une sorte de machine autonome, inarrêtable, indépendante de toute considération affective et sentimentale. Si ma famille souffrait à l’idée de me quitter, elle n’en devait rien montrer, pour le bien de ma propre ambition, qui passait légitimement avant le reste – et le choc a été tel, ce jour-là, que je n’ai pas été capable de hurler au visage de mon père qu’il avait en réalité subordonné mon ambition à la sienne.
La cassure que j’ai éprouvée à ce moment-là a été bien différente de celle que j’ai imposée à mes muscles des années durant. Je ne comprenais pas ce qui était pour mon père une évidence : la perspective de continuer à vivre, à briller sans le soutien et le rayonnement des membres de ma famille derrière moi. Je commettais l’erreur de vouloir leur plaire et de les rendre fiers, plutôt que de tirer égoïstement vanité de mon succès, alors même que mon père pensait m’avoir appris à m’épanouir sans avoir besoin de l’aval de qui que ce soit. Il s’attendait à ce que je poursuive mon rêve, je crois, à ce que je n’aie pas la faiblesse de reculer par sentimentalisme. Je n’imagine sans doute pas à quel point c’est vrai. En vérité, je jurerais qu’il a été déçu, quelques mois plus tard, de me voir renoncer pour eux. J’aurais aimé pouvoir lui assurer que c’était par amour – quand bien même il me l’aurait sans doute reproché ; mais je ne suis pas bien sûre, encore aujourd’hui, que ce n’était pas également par peur. Peur d’avoir à avancer seule. Peur de
vaincre seule.