Le plus difficile allait être de le faire admettre à son frère. Quand il lui parlait de changer de vie, de trouver sa voie dans un nouveau monde, il ne pensait pas à ça, elle en était pratiquement certaine. Mais pourtant, ça avait marché. Pas comme elle s'y attendait, ni personne sans doute. Dans le fond, elle avait réellement trouvé ce qu'elle voulait faire au sein de cette colonie. Elle savait ce qu'elle voulait faire, et comment. Mais quand même, c'était assez tordu, même pour elle.
Même si ça pouvait sonner comme une mauvaise excuse, ça s'était fait comme ça, sans calcul de sa part. Elle avait passé une soirée au Trou dans la Paroi avec quelques charmantes personnes, dans l'idée de ne pas rentrer seule, sans "proie" encore précise en tête. Elle se laissait le temps de choisir, comme elle avait coutume de dire à ses copines, sur Terre. Car on ne pouvait pas vraiment parler d'amies, lorsqu'on se contentait de boire, se droguer et critiquer dès qu'on se réunissait, en se montrant toujours la plus forte, la plus cruelle, la plus inconséquente sous peine de passer au rang de victime. Ici, elle n'avait pas encore renouer ce genre de relations, mais la force de l'habitude lui en faisait prendre la voie, au début. Avant qu'elle ne réalise que ce genre d'activité l'agaçait finalement plus qu'elle ne l'amusait. Elle appréciait davantage, finalement, rester tranquillement chez elle, à se détendre dans sa salle de bain. Ou à discuter avec de parfaits inconnus au Trou. Comme elle l'avait fait ce soir-là.
Ça avait commencé comme un simple bavardage autour de quelques verres. A discuter de ce qui leur manquait le plus de la Terre et qu'il faudrait mettre en place dans la Nouvelle Avalon. Le shopping. Les restaurants (en particuliers ceux qui livraient à domicile). Les instituts de beauté. C'était parti de là, des instituts de beauté. Elle ne savait toujours pas ce qui l'avait poussée à proposer ça, mais sans y réfléchir, elle avait répondu à cette dernière proposition, en offrant de se faire leur propre session "mise en beauté". Elle partageait son appartement avec Hannes, et ne pouvait donc pas vraiment organiser ça dans leur appartement, en revanche elle disposait d'un stock conséquent de produits de beauté, crèmes, masques, maquillages, et elle offrit d'en faire usage pour une session de détente "entre filles". Ce qui avait soulevé l'enthousiasme, et le rendez-vous avait été pris.
A la fin de la soirée, elle était repartie en compagnie d'un homme plus âgé qu'elle, et plutôt alcoolisé. Mais alors qu'ils poussaient la porte de son appartement, l'homme s'était brusquement effondré sur son canapé, l'humeur assombrie. Les discussions lui avaient remis en mémoire des choses abandonnées en arrière, et prendre (ou reprendre) conscience de leur situation malgré tout précaire. Et là encore, elle s'était surprise à prendre le temps de l'écouter, à trouver les mots justes pour le rasséréner. Puis à l'attirer dans ses bras pour qu'il se détende et se relaxe. Ce qui avait suivi avait été étonnamment tendre, mais il semblait que c'était exactement ce dont il avait besoin. Et le lendemain, il lui avait envoyé un message pour la remercier, affirmant n'avoir pas aussi bien dormi depuis leur arrivée.
Ce qui avait mis aux lèvres de Sophia un sourire de contentement dont elle s'était étonnée. Et cela avait recommencé. Durant la séance de mise en beauté, mais aussi avec d'autres rencontres d'un soir, hommes ou femmes. Avant ou après le sexe, elle provoquait les confidences, et elle se découvrait une empathie qu'elle ne s'était jamais soupçonnée. Et certains lui avaient promis de lui rendre la faveur, d'une façon ou d'une autre. Lui donnant l'idée de se faire rétribuer pour ces séances de réconfort. Elle en tirait une profonde satisfaction. Pas de l'acte en lui-même, mais du bien-être qu'en tirait ses partenaires. Elle y voyait une forme de psychothérapie un peu atypique. Et elle voyait les résultats de ses actes, un résultat dont elle pouvait être fière. Elle servait à quelque chose ici, à sa façon, elle participait à la vie de la colonie, et à son bon fonctionnement.
Elle était douée pour utiliser son corps et son charme, et elle se découvrait la capacité d'en user pour autrui. Beaucoup étaient célibataires dans la Nouvelle Avalon, et leur ôter la frustration sexuelle faisait un poids de moins à porter pour eux. Mais elle comprenait que tout le monde ne verrait pas les choses ainsi. Ce qu'elle prévoyait s'apparentait, malgré tout, davantage à la prostitution qu'à autre chose. Et elle ne pouvait pas imposer ça à son frère au quotidien. Il fallait qu'elle déménage. Et qu'elle lui explique. Ce serait dur à admettre, mais moins que d'entendre parler de son commerce par les commentaires graveleux de certains. Ça n'allait pas être facile...
Elle inspira profondément, carra les épaules et poussa la porte de sa chambre.
Sophia Andreasen