Cette fois-ci, c'est de manière officielle que je plonge, sous escorte militaire. Je n'ai pas besoin de nager jusqu'à la zone d'étude, je me laisse tranquillement portée par une navette. Durant le trajet, je fais l'inventaire du matériel que j'emporterai avec moi. Des filets de capture, divers récipients pour les échantillons, et une arme de moyen calibre, en cas de mauvaise rencontre, ainsi qu'un fusil à prélèvements organiques. En gros, un fusil capable de projeter des seringues sous vide qui prélèvent les tissus et fluides dans lesquels elles sont plantées. En équipement personnel, je me contente d'un débardeur et d'un pantalon de treillis. Autour du bras gauche, un brassard en kevlar contient le noyau de mon Écaille.

S'éloigner de la Colonie en nageant ne fait pas la même impression qu'à bord d'une navette, et la distance me parait bien plus grande que lors de mes précédentes sorties. Ceci dit, je doute de m'être autant éloignée seule. Le militaire en charge de mon escorte est calme, concentré sur les instruments de contrôle, et je me permets de jeter un œil par-dessus son épaule. La taille d'une créature n'a pas la même signification sous l'eau que sur la terre ferme, même si c'est difficile de le faire comprendre à un "terrestre", et je veux savoir à quoi m'attendre. Certains signaux sont assez imposants, mais ils se fragmentent à plusieurs reprises en plusieurs échos, indiquant qu'il ne s'agit que de bancs de poissons, dont la densité trompe les échos.

Lorsqu'on arrive sur la zone de plongée, le major Mimir me rappelle les conditions de la mission. Le drone me permettra d'avoir les mains libres. En revanche, aussi expérimenté que soit le soldat, je n'ai pas envie qu'il doive plonger pour m'aider. Non seulement parce que ça signifierait que j'ai de gros ennuis, mais si, comme il le dit lui-même, il n'est pas très à l'aise sous l'eau, il risque de se mettre en danger plus que de m'aider.

"Je vais brancher mon micro et ma caméra sur vos récepteurs, ça vous permettra de voir et d'entendre tout ce que je percevrai. Je vais tâcher de capturer plusieurs poissons, et d'atteindre le plancher océanique. Je vais faire aussi des prélèvements, autant que possible, de sol, de faune et de flore, si j'en croise. Si quelque chose de trop gros se pointe, j'aime autant que vous restiez en haut, je pourrais remonter avec mes propulseurs, mais il faudra peut-être décamper en vitesse."

Je suis factuelle, mon armure est bien plus résistante qu'un corps humain. Je lui adresse un petit sourire, avant de m'asseoir sur le bord de la navette, les pieds dans l'eau.

"A tout de suite."

Je pose la main sur le noyau et lance l'activation. En l'espace de quelques secondes, l'armature souple me recouvre de sa matière grise, et je me laisse glisser dans les vagues, presque sans éclaboussure tant le revêtement est lisse. Je descends en chandelle sur quelques mètres, puis j'active mes instruments de communication. Je déclenche aussi l'un des petits projecteurs, afin de distinguer ce qui m'entoure. La "neige" est dense, les micro particules en suspension rendent l'eau si trouble que je n'y vois pas au-delà de quelques mètres. Ce n'est pas l'idéal, mais ce genre de visibilité est très fréquent dans les eaux arctiques, ce n'est pas la première fois que je plonge sans y voir. C'est à cela que servent mes capteurs.

Après avoir scanné à nouveau les environs, je me tourne vers le fond, et commence à descendre tranquillement. L'un des avantages de l'armure est l'équilibre de la pression, je n'aurai pas à faire de paliers de décompression. Je croise quelques groupes de poissons, et mon fusil à prélèvements ne chôme pas, puis j'atteins enfin le fond sablonneux.

Dans la mauvaise visibilité, il est assez difficile pour moi de me repérer, mais je distingue, juste en-dessous de moi, une surface qui m'a l'air d'être le fond. Je ne m'amuse pas à essayer de prendre appui dessus, déjà parce que mon armure est bien plus efficace avec une queue que des jambes dans un tel milieu, et parce que le sol océanique est souvent très peu ferme, et il n'est pas rare de s'enfoncer jusqu'au genou dans ce qui nous paraissait un sol ferme. Mais surtout, sur terre, certains prédateurs se camouflent sur le fond, et s'enfouissent superficiellement dans le sable pour mieux surprendre leur proie. Y compris des prédateurs de bonne taille. Je ne tiens pas à faire les frais d'une attaque de ce genre, même avec mon écaille. Pas avec le genre de prédateurs qu'on peut croiser ici. Mais quand le major Mimir m'annonce que le fond serait encore plusieurs mètres plus bas, ce n'est vraiment pas ce à quoi je m'attendais, et je ne peux m'empêcher d'être incrédule.

"Vous pouvez répéter ?"

Mais déjà le drone passe devant moi, et je le vois s'élancer contre la surface qui s'étend sous moi. Mais il passe à travers, sans difficulté particulière. Je suis plutôt contente qu'il soit là, je n'aurai pas voulu tenter de m'enfoncer dans cette matière étrange, puis remonter à ma hauteur. J'attends avec impatience le compte-rendu du soldat, en me tenant aux aguets, prête à fuir de toute la vitesse de mes propulseurs si ça s'avère nécessaire. Heureusement, je n'ai pas à attendre longtemps. J'active mes propres capteurs de chaleur, et reçoit confirmation de ce qu'il me dit. Je reste cependant prudente, certaines créatures ont une chaleur corporelle trop proche de leur milieu pour être vraiment détectée par ce biais. Je m'oriente vers le bas, et commence à descendre prudemment, en essayant de déranger le moins possible l'étrange couche végétale. Je prélève tout de même un échantillon de plante, pour pouvoir l'analyser. Je ne suis pas botaniste, mais il y a d'autres scientifique au sein de la Colonie, et une nouvelle plante intéressera certains d'entre eux.

Puis je sors de l'épaisseur de "feuillage", pour me retrouver dans un environnement très étrange. Aucune lumière ne parvient plus de la surface, mais plusieurs organismes émettent leur propre bioluminescence. Ce qui est tout à fait dans mon domaine, bien que je sois très loin d'une profondeur "abyssale". Je m'adresse au soldat en surface.

"Vous voyez ça ?"

En fait, bien sûr qu'il le voit, il est branché sur les caméras de mon casque, mais j'ai besoin de savoir que je ne suis pas seule devant cette scène d'une troublante beauté. Je me reprends néanmoins.

"Je vais faire des prélèvements d'eau, de sol et des organismes que je peux atteindre. Laissez le drone au-dessus de la couverture végétale, s'il vous plaît, je ne peux rien voir de ce qui se passe au-dessus de moi."

Et je préfère avoir une vigie, je ne tiens pas à trouver un prédateur entre la surface et moi. Je me déplace avec lenteur, si le sable du fond, le vrai cette fois, est trop fin et que je l'agite, je perdrais toute visibilité. Je commence mes prélèvements d'eau et de sol, je préfère me montrer prudente avec les organismes vivants, certains pourraient avoir un système de défense très désagréable...

Alors que je fais mes prélèvements, en utilisant des pinces pour rester à bonne distance de certains trucs qui me semblent plus dangereux - généralement ceux que les poissons évitent - et que je place dans des contenants marqués pour les reconnaître plus tard, le militaire s'inquiète soudainement d'une créature en approche, qui semble l'inquiéter. Avec prudence, je remonte au niveau de la "cime" des arbres, et je passe la tête entre les feuilles, juste assez pour voir ce qui se passe. Car il vaut peut-être mieux que je reste dissimulée, si il est aussi rapide que le dit le soldat. Je vois tout de suite la créature. Mais il me parait préférable de rester cachée, malgré mon armure, elle pourrait m'avaler en une seule bouchée si elle le décide. Alors que les "arbres" marins ne présentent pas de signes indiquant qu'un truc aussi gros aurait pour habitude de passer à travers.

Et comme une emmerde ne vient jamais seule, il y a de la chaleur sous mes pieds. Ne voyant rien, je passe aussitôt en caméra infrarouge. Et là, tout devient différent. Si différent que j'éclate de rire. Je vois effectivement la "créature" se faire empaler et entraîner sous les arbres, mais l'échelle n'est plus la même. Je me décide à expliquer mon hilarité au major, qui ne doit plus rien comprendre.

"J'ai l'impression qu'on a affaire à un sacré illusionniste ! En vue directe ou caméra, il à l'air énorme, mais si vous passez en infrarouge, il fait environ cinquante centimètres de long. Quand à cette espèce de pieu, il était beaucoup moins gros aussi, et dépourvu de chaleur. Je vais voir ça de plus près."

Je veux comprendre pourquoi cette bestiole nous a paru à ce point immense. Je m'efforce tout de même à la prudence, je ne sais toujours pas ce qui a produit cette chaleur sous moi, ni les capacité de ce poisson et de son agresseur. Je repère assez facilement l'endroit où ils ont disparus sous les frondaisons, et je tente de le rejoindre en passant sous les arbres, pour voir ce qui m'entoure. Et je trouve ce que je cherche. Je demeure à distance prudente, utilisant le zoom de ma caméra pour mieux voir, et montrer au major Mimir.

La première créature est un poisson assez massif, dont le front s'orne d'une étrange protubérance ouverte. Comme un orifice naturel dont la fonction m'échappe, peut-être la cause de notre illusion ? Il est dévoré par une créature magnifique, qui évoque la fleur autant que l'animal. Un corps d'environ quatre-vingt centimètres de long, des nageoires "en pétales" sur tout le corps, à la façon des rascasse, elle est d'une couleur changeante et irisée. Mais elle possède aussi, comme les calamars, huit "tentacules" colorés et aplatis au bout, se terminant par une griffe fine, et deux autres bras plus courts, mais visiblement plus robustes, crénelés et armés de dards agressifs. C'est avec l'un de ces appendices qu'elle maintient sa proie, empalé par le ventre.

"Je ne vais pas prendre le risque de m'approcher de cette "pieuvre-orchidée", mais je vais attendre qu'elle ait fini pour récupérer la carcasse, je veux comprendre pourquoi ce poisson nous a paru si grand. Ensuite je remonte, on a des analyses à faire."

Le nom donné au prédateur est peut-être un peu ronflant, mais je trouve qu'il colle bien, d'autant qu'il m'évoque aussi la mante-orchidée terrienne. Et puis, en découvrant la créature, je gagne le droit de la nommer.

Durant tout le repas de ma Pieuvre-orchidée, je filme sous tous les angles, tout en enregistrant les variations de chaleur qui émanent de la créatures. Leur analyse me permettra d'émettre des hypothèses sur son système digestif, l'emplacement des organes sollicités, et d'autres informations du même genre. Puis je suis le drone, pour m'assurer que la carcasse ne lui échappe pas, et qu'elle ne soit pas non plus attaquée durant la remontée. Une fois à la surface, une petite poussée des répulseurs suffit à me poser sur la navette.

Durant le trajet du retour, je purge les divers contenants de mon armure dans des flacons, que je scelle et identifie, avant de les placer dans un conteneur à destination du complexe scientifique, avant de m'en défaire, retrouvant ma tenue confortable. La pièce maîtresse reste la carcasse du poisson illusionniste, mais j'ai d'autres spécimens intéressants. En revanche, je conserve une petite boite avec moi. Elle contient un petit poisson phosphorent, et quelques pousses d'une algue luminescente dont il semble se nourrir. Je pourrais prétendre à des buts de recherche, mais ce n'est absolument pas le cas.

Depuis notre éveil de la stase, Njáll fait des cauchemars. Le crash, les créatures effrayantes de l'extérieur, le danger de notre situation, qu'il perçoit d'autant mieux qu'il s'inquiète à la fois pour son père et pour moi, l'empêchent de dormir les lumières éteintes. J'ai donc décidé, en voyant ce magnifique biotope lumineux, de lui créer un aquarium reproduisant les mêmes propriétés bio-chimiques. Avant de lui servir de veilleuse, et aussi parce que je ne connais rien de plus apaisant que le spectacle d'un poisson nageant paisiblement entre les plantes.

Mais bien sûr, j'en profiterai aussi pour étudier la créature, je ne peux pas totalement faire taire ma passion.

Alors que je m'occupe ainsi, le major Mimir m'informe de l'enthousiasme de mes confrères pour ce qu'il appelle ma découverte. Je le corrige avec un sourire en coin.

"Nos découvertes. Je n'étais pas seule, et sans vous nous ne connaîtrions pas ce biome sous les plantes arborées ! De même que c'est vous qui avez repéré le poisson."

Et les données recueillies par les instruments de la navette seront très utiles aussi, notamment pour déterminer sur quoi agit ou n'agit pas l'illusion.

J'ai à peine le temps de finir mon rangement que nous approchons de la Colonie. La zone d'atterrissage est déjà envahie de scientifiques avides d'études. je sais que nombre de mes confrères m'envient d'être neuro-compatible, et de pouvoir me rendre sur le terrain bien plus facilement qu'eux. Ils pensent que mon armure me met à l'abri des créatures qu'on peut croiser. Ce n'est pas tout à fait vrai, mais je dois reconnaître que j'ai plus de facilités qu'eux de faire mes recherches, c'est certain. Je réponds à l'humour du militaire.

"Ils sont de la catégorie que je connais bien, au moins."

Sitôt l'atterrissage terminé, je commence à décharger mes prélèvements. Je les accompagnerai au laboratoire, pour commencer immédiatement les analyses. Je salue tout de même les hommes qui m'ont accompagnée avant de prendre congés.