Il y avait toujours cette atmosphère étrange au sein de la petite Cité en constante évolution. Si elle s’agrandissait au fil des colons éveillés, le danger pesant conduisait finalement à une tranquillité relative. Si certains vivaient sans aucune inquiétude quelconque, d’autres vivaient avec ces dernières. Sur le court terme, le Biologiste avait bien compris que le véritable premier objectif était l’installation face aux prédateurs les plus redoutables. Mais sur le long terme, il le comprenait, il faudrait apprendre à vivre, et non juste survivre, comme il avait encore parfois l’impression. L’inconnu n’était pas encore dompté. Si certains Colons vivaient une vie paisible, les Militaires et surtout les Ecailles vivaient une autre vie.

Le Centre de Loisirs rassemblait pourtant tous ces gens. Ces hommes et femmes qui travaillaient tous pour l’établissement définitif de la Colonie. Posé tranquillement à une table au milieu des jardins au style terrien d’Europe, lui rappelant brièvement les parcs londoniens, le Biologiste avait décidé de conclure sa journée en ce lieu après s’être brièvement arrêté au TheaStar, une enseigne bien établie sur Terre qui offrait de nombreux thés. Pied gauche sur son genou droit, calé dans le banc, il observait la dernière partie jouée. Encore une défaite. Une de plus. Mais son adversaire était plutôt doué malgré son âge.

Souriant, il terminait tout juste son thé tandis qu’un nouvel homme, plus inconnu, se présentait. Une main mécanique suggérait que le personnage travaillait à l’aide de son physique. Tout le suggérait, même dans sa démarche très droite. Il ne serait pas étonnant que l’homme soit un militaire, voire même une Ecaille. C’est ainsi que, sourire aux lèvres, le Scientifique s’était redressé, tendant son bras pour serrer la main de l’autre. « David, mais appelez-moi Dave. » Un sourire. Un passage dans sa longue chevelure. Déjà, comme une habitude, il tapotait pour relancer une partie. Les hologrammes se remettaient à leur place originelle. Une fonction toujours intéressante pour ceux qui hésitaient où mettre le Roi et la Reine, un conflit ancestral.

_ Vous vous y connaissez déjà ? » Un début de conversation standard. « Je dois bien dire que je suis assez habitué des lieux et je vous ai rarement vu. Première fois ou on s’est juste toujours manqué ? » Un petit rire pour briser le calme silencieux des lieux. Plus qu’à espérer que l’autre est du genre bavard car le Scientifique n’est jamais vraiment là pour une partie mais converser après une journée de labeur. Tandis que la nuit se lève doucement, l’obscurité recouvrant la baie vitrée qui sert de toit, il continue de sourire nonchalamment. « Vous désirez commencer, peut-être ? »

La première impression de l’étranger était plutôt positive. Il était capable de discuter et, au son de ses dires, il n’était pas réellement un expert du jeu. Si le Scientifique avait plusieurs heures à son actif, il était aussi inexpérimenté qu’un débutant. C’est ainsi que, hochant de la tête en guise d’accord, il lui répondait d’un sourire. Au moins prendrait-il plaisir durant cette dernière partie. Jetant un coup d’œil au premier mouvement du Pion Blanc, il écoutait en même temps l’autre qui parlait de ce qu’il faisait.

Si son premier mouvement avait été d’avancer son Pion Noir sur son côté droit, libérant les mouvements du Cavalier et du Fou, le Scientifique détaillait le visage de son interlocuteur. Etrangement, il n’avait pas donné son prénom mais sûrement avait-il l’esprit occupé comme il le suggérait justement. A l’entendre, il passait peu de son temps à l’intérieur des Murs, souvent en expédition. Sûrement était-il même un des hommes qui approvisionnait donc les Laboratoires des premières données récupérées sur le terrain. A l’entendre, et contrairement à d’autres qui pouvaient préférer la Mer Infinie, il était un homme qui fouillait Au-Delà.

Si les derniers joueurs quittaient les lieux, les deux hommes avaient continué leur partie calmement. D’autres occupants, plus intimes, s’invitaient dorénavant, souvent perturbés par la présence des deux hommes. Discrets, ils disparaissaient rapidement, se cachant même des lumières artificielles qui remplaçaient la lumière plus naturelle du jour. Si la partie n’était pas exactement en sa faveur, les deux hommes se débrouillaient pour être plus ou moins sur un statu quo. Et, finalement, l’autre posait sa question. Alors, le Scientifique vint à rire. « En vérité, vous allez rire … Mais la personne qui étudie vos expéditions, vos rapports, les données récupérées sur le terrain, ça tombe chez moi. Pas toujours, non plus ! »

_ Je suis Scientifique. Enfin, Biologiste, pour tout vous dire. J’ai quelques spécialisations, bien sûr, mais nous ne sommes pas non plus des milliers à travailler actuellement. Disons que je sors parfois de mes domaines d’expertise pour le bien de notre société. » Il rigole, heureux de pouvoir discuter de ce qu’il fait. Puis, la curiosité l’emportant, il continue. « C’est comment l’extérieur, en vérité ? » Et sur ce même ton tranquille, achevant la boisson chaude. « Vous avez déjà des plans pour votre futur ou c’est encore assez au jour le jour ? », lâche-t-il tandis qu’il avance dorénavant sa Tour gauche pour tenter une mise en échec.

Au fil des discussions, le Scientifique se rendait bien compte que les deux hommes étaient à la fois identiques et pourtant si différents. Il se retrouvait plutôt bien chez cet homme qui, pourtant, ne devait pas avoir eu la même histoire. Ils ne s’étaient jamais connus et pourtant, il arrivait encore à l’apprécier. En tout cas, la partie restait agréable, loin d’être un calvaire alors que les pions et les pièces-maîtresses tombaient doucement mais sûrement, annonçant une fin de partie rapide dorénavant.

David l’avait écouté attentivement alors que la nuit avait clairement pris place. Les lumières artificielles éclairaient l’édifice de leur lueur blanchâtre tandis que l’autre homme discutait de son futur. C’est ainsi que le Scientifique s’était finalement rendu compte qu’il était comme lui. A la recherche d’un véritable but en ces lieux. Comme si, d’une certaine façon, tout était encore insipide. Peut-être cherchait-il une véritable raison de se dépasser. Sourire aux lèvres, il prit la dernière gorgée de son thé noir alors que son ventre, lui, grognait de cette faim qui commençait à se faire ressentir.

_ Loin des autres, au final … », avait-il néanmoins laissé tomber comme unique commentaire. Il souriait car il ne le jugeait absolument pas. Ce n’était pas son envie ni intérêt car l’autre lui semblait comme perdu.

_ En vérité, je n’ai pas exactement de grands projets. J’ai quitté la Terre, mon ex-femme et ma fille, à la recherche d’une nouvelle vie. J’aime bien, franchement. Mais je ne sais pas encore ce que je compte faire dans le futur, en tout cas sur le plus long terme. » Puis se mettant à rire doucement. « Je ne compte pas fonder une nouvelle famille, je pense. Je suis trop curieux de cette planète pour me contenter uniquement de rester tranquillement au sein d’un appartement. » Et continuant finalement sur la lancée.

_ J’imagine que je compte bouger sans cesse, avec les différentes expéditions, les avant-postes qu’on arriverait à créer au fur et à mesure de nos découvertes. Et, peut-être qui sait, j’obtiendrai un Prix Scientifique en Biologie. » Il rit doucement. « Mais ce n’est pas vraiment ce que je recherche. Je ne sais même pas ce que je recherche exactement, au final. Je me dis que je trouverai un jour, quand je ne m’y attends plus. »

Finalement, laissant tomber sa pièce-maîtresse, il déclarait sa défaite. Cela arrivait. Comme souvent en vérité. Et il l’acceptait bien. Ce n’était même plus la première de la soirée.

La partie s’était terminée sur une autre défaite. Une de plus alors que le Roi s’était couché. Il appréciait chaque duel, chaque bataille, chaque combat. Tout était mené sur cet unique plateau de jeu où la stratégie primait. Il n’était pas vraiment un grand stratège, trop souvent dans l’attente et la réaction, ce qui causait chacune de ses défaites. Peu fonceur, plutôt prudent, le Scientifique perdait indubitablement à chaque fois. Une défaite qu’il aimait néanmoins alors que sa main serrait celle du Militaire. Une poigne ferme. Efficace. Il était aisé d’imaginer, juste par la force déployée, l’ensemble des tragédies et souvenirs vécus par l’Homme. Sûrement en avait-il déjà vu énormément, même à l’extérieur des murs. Le Soldat l’impressionnait réellement.

_ Ce serait avec plaisir que je jouerai encore contre vous. », lâchait-il, le sourire aux lèvres. Et reprenant sur le même ton amusé, alors qu’il accompagnait l’autre vers la sortie du Centre ludique. « Un prix McIntosh, il ne manquerait quand même que cela, en fait. Chaque année, un Biologiste obtiendrait ce prix. Oh non, vaut mieux éviter quand même ! » Il appréciait le discours de l’autre personnage. Il était vrai que nombre de Colons installés désiraient réellement fonder une famille. Mais était-ce réellement judicieux sur ces terres non-colonisées, encore inconnues et le plus souvent dangereuses ? Il lui semblait que l’autonomie n’était même pas encore assurée que certains conduisaient des projets sur un long terme mal assuré.

Posant sa main sur l’épaule de l’autre, alors qu’ils allaient prendre des chemins différents, et peut-être ne jamais se revoir, il hochait de la tête. « Au plaisir, alors ! Et bonne expédition, surtout. Pensez quand même à vous, cela ne vous fera jamais de mal. », lançait-il alors qu’il s’éloignait déjà. Posant ses deux mains dans ses poches, il était temps de rentrer avant que la nuit ne s’éternise plus longtemps. Car le risque était important qu’il ne sache pas se lever demain matin.