Les plaines autour de la colonie sont souvent observées et parcourues, mais ce n'est pas pour autant qu'on connait tout ce qu'il y a à savoir sur elles. Il est toujours utile de prélever des échantillons, et comme on n'est pas tant de scientifiques de terrain parmi les porteurs d'Écailles, c'est moi qui m'y colle aujourd'hui. Je suis bien plus à l'aise sous l'eau, même avant de quitter la terre, mais le stál hákarl est tout de même polyvalent, et plus adapté à la collecte de prélèvements que beaucoup d'armures. La zone visée est un cours d'eau qui traverse la plaine pour rejoindre l'océan un peu au sud de la Colonie. Je suis censée remontée la rivière sur quelques kilomètres après l'estuaire, et prélevé un peu tout ce qui peut être intéressant. Donc, de l'eau, des plantes, et des déchets animaux : carcasses, poils, excréments...

Comme je l'ai promis à Thomas lors de notre première (et mémorable) sortie, je ne pars pas seule. J'attends l'arrivée d'une autre guerrière, une japonaise si j'en juge par son nom imprononçable pour moi. Lorsque j'essaie, ça sonne comme "fuck you", ce qui n'est pas idéal pour faire connaissance. Je vais donc faire comme si je ne savais pas comment elle s'appelle, et la laisser se présenter. Comme ça, je n'aurai plus qu'à répéter de mon mieux... Je sais qu'elle travaille sur différents types d'armes, et qu'elle sort pour des essais de terrain. J'espère cependant qu'elle ne compte pas faire un carnage.

J'ai déjà déployé mon Écaille, pour qu'elle me repère facilement, et je porte une ceinture de contenants divers, pour suppléer à ceux dont le requin est déjà pourvu. J'y porte aussi divers outils de prélèvements pour recueillir mes échantillons. En guise d'arme, j'ai emporté un fusil, à fléchettes anesthésiantes. Si les choses tournent mal, ce sera elle la force de frappe.

Ce cours d'eau rappelle, d'une certaine façon, celui qui passait derrière la petite demeure familiale. Sur Terre, bien entendu. Qu'est-ce qui a bien pu arriver là-bas depuis tout ce temps? Hibana savait bien que cela faisait plus de soixante ans qu'elle était partie... Mais pour elle, c'était encore tout frais dans sa mémoire. Cet endroit inspirait à la jeune guerrière un brin de nostalgie, quand bien même ce fut un endroit complètement nouveau pour elle. Elle et sa mère semblaient voir de la nostalgie partout, d'ailleurs, et ce n'était peut-être pas bon pour le moral ni la concentration. Hibana avait beau se résoudre à penser que rien ne serait plus comme avant et qu'il faudrait avancer, elle ne pouvait s'empêcher de s'en aller mener mission sans une petite fleur bleue dans le coeur.

On avait demandé à la jeune femme d'accompagner une scientifique sur le terrain pour des prélèvements, les instructions venaient d'en haut et sa mère semblait avoir insisté pour qu'elle y aille. Une mission non sans intérêt pour Hibana, puisque les choses de la science lui étaient fascinantes - quand bien même elle les appliquât pour créer toutes sortes de choses - et de plus, cette scientifique était une collègue. On ne perd rien à connaître mieux ses collègues.

Hibana avait déployé son écaille pour un voyage plus rapide. La Youko enveloppait le corps de la jeune femme de noir et de blanc, se remarquant à peine par rapport à d'autres écailles - elle donnait l'impression d'avoir simplement chaussé des ailettes à ses jambes et enfilé un casque, enfin, si ce n'était pour la longue queue plate ondulant derrière elle - et ses répulseurs la faisaient tranquillement glisser jusqu'au point de rendez-vous. C'était une mission d'escorte, après tout, on ne savait jamais ce qui pouvait se passer à cet endroit. Et bien qu'elle imaginât que Svana fût capable de se défendre seule, la puissance de feu de la Youko ne serait jamais de trop en cas de mauvaise découverte.

Elle aperçut sa collègue non loin, et la salua d'un geste informel de la main, tout sourire. Sa mélancolie intérieure l'empêchait rarement d'être fidèle à son personnage à l'extérieur. Elle s'adressa à elle avec son léger accent extrême-oriental et son débit infernal.

-Salut salut! C'est moi, Fukyuubi, mais tu peux m'appeler Hibana. Ou Banana. Ou qu'importe, ce que tu peux prononcer, hé. On m'a chargée de te filer un coup de main pour aujourd'hui.

La première chose qui me vient à l'esprit, quand la guerrière me rejoint, est qu'elle a l'air jeune, à son timbre de voix et à son débit de paroles. Je comprends tout de même qu'elle est la guerrière que j'attendais, ce dont je me serai doutée en voyant son accoutrement. De sa présentation, je décide de l'appeler "Hibana", je me vois assez mal la nommer"Banana" dès notre première rencontre.

"Je suis Svana Vigdís, mais appelle-moi Svana."

Vu qu'elle est déjà prête, on se met en route immédiatement, et on ne met pas longtemps à rejoindre le point de départ de notre expédition au bord de l'eau. L'avantage de nos armures, c'est que la randonnée est bien plus rapide que si nous avions marché sans assistance. La rivière, à cet endroit, est large et indolente, paisible et un peu trouble d'alluvions. Le reflux des marées doit contribuer à ça, elle est probablement saumâtre encore. J'en recueille une petite quantité dans une fiole, que je numérote lisiblement.

"Échantillon d'eau numéro un. Prélevé à la position une."

En l'absence de satellites, nous n'avons pas de GPS, mais les systèmes de l'armure enregistrent cependant l'endroit, sa distance par rapport à la colonie et le point que nous occupons actuellement sur la carte grossière des environs. Ça nous permettra de situer les échantillons, de savoir ce qu'on a recueilli et où, pour créer ensuite des corrélations. Je fais de même avec du sable et de la vase. J'aperçois quelques créatures dans l'eau, mais rien que je puisse distinguer, et encore moins observer.

On se met ensuite en marche, remontant le sens du courant. Mes capteurs sont déployés, enregistrant la température ambiante, l'humidité de l'air, et captant des enregistrements sonores et vidéos de tout ce qui nous entoure, tandis que le radar et les capteurs thermiques surveillent les environs. Tout sera ensuite étudier en laboratoire, et utilisé pour mettre en contexte les études d'échantillons. A mesure qu'on remonte, le sol se couvre de végétation, tout d'abord rase, puis de plus en plus luxuriante. Des herbes, des buissons, des joncs, quelques arbres. Là encore, je m'arrête pour prélever quelques feuilles, un échantillon d'écorce, des graines... A chaque fois, j'étiquette soigneusement le contenant, et j'enregistre le numéro, le type et le lieu dans la mémoire de l'Écaille.

Au second arrêt, je me tourne vers Hibana.

"Tout va bien de ton côté ?"

Vu qu'elle m'a tutoyée d'emblée, je fais de même. Même si mes senseurs sont actifs, je compte surtout sur elle pour surveiller les environs et nous éviter les mauvaises surprises. Pour le moment, nous n'avons croisé aucun animal, hormis quelques silhouettes floues dans l'eau.